Le rouge et le noir

Les administrations ecclésiastiques ont souvent d’excellentes intentions, mais leurs projets n’ont pas toujours le succès espéré.
Vers l’année 1900, il y avait encore, aux « Moitiers d’Allonne », situées à quelques mètres l’une de l’autre, deux églises parce qu’il y avait deux paroisses. L’une d’elles, la paroisse Saint-Pierre, était la plus ancienne. La seconde, Notre-Dame, avait une église neuve construite par un particulier qui avait offert en même temps un presbytère. Les maisons des deux curés se touchaient et plus d’une fois des difficultés avaient surgi, causées surtout par des servantes jalouses ou très bavardes.
A la suite d’un événement qui avait été presque un scandale, le vicaire général avait proposé de placer à la tête de ces paroisses sœurs, deux frères, les abbés Lerévérend.
Le plus âgé, solide normand au teint clair, gauche de démarche, négligé dans sa mise, était roux, et tous, pour le distinguer de son frère, l’appelaient le rouge. Son frère, aussi fortement charpenté, avait une allure plus décorative. Soigné dans son costume, le teint basané, on le nommait le noir.
Ainsi les deux paroisses avaient comme curés le rouge et le noir.
Personne, c’est sûr, n’avait pensé au roman de Stendhal quand on les avait ainsi surnommés. Ils étaient aussi différents de caractère que de couleur de cheveux. Le rouge avait souvent des idées bizarres et saugrenues. Son frère, le noir, était équilibré et pondéré dans ses jugements. C’était entre eux une contradiction perpétuelle et les paroissiens s’amusaient de leurs chicanes sans méchanceté, mais continuelles. Ils étaient d’ailleurs si bons tous les deux ! Prêtres ardemment convaincus, ils s’occupaient de leurs malades avec un inlassable dévouement, et les enfants venaient aux catéchismes sans crainte. Pourtant, ni l’un ni l’autre, n’avait des qualités d’orateur.
Le débit du rouge était rapide, saccadé et seule l’habitude permettait de le comprendre. Le noir était légèrement bègue et les mots dans sa bouche se succédaient lentement, mais étaient d’une très nette précision.
Leurs servantes, d’âge canonique, semblaient avoir comme programme de prendre toujours le parti du frère et non celui de leur maître. Et comme elles étaient bavardes, les contradictions fraternelles semblaient être devenues leur lot définitif. Obligées de se rencontrer perpétuellement, elles commençaient des conversations aimables et courtoises qui dégénéraient ordinairement en disputes. C’était la brouille, mais une brouille qui ne durait jusqu’à la prochaine rencontre. Pour des riens, les différends surgissaient mais ne se terminaient jamais très mal. Aussi ne pouvaient-elles jamais rester longtemps l’une sans l’autre. Le samedi, elles allaient ensemble au marché de Barneville, et préféraient revenir à pied l’une avec l’autre, que de profiter des voitures des fermiers des deux paroisses.
Entre les frères, c’était une émulation perpétuelle. C’était à qui organiserait les plus belles fêtes et rendrait sa paroisse plus vivante. Les paroissiens les suivaient dans leurs volontés d’obtenir un plus grand succès. Chacun, bien entendu, était tout dévoué à son curé et le préférait au voisin.
L’église Notre-Dame était plus neuve, plus belle, grâce à la fortune de l’abbé Montalant qui l’avait ornée de belles stalles et de magnifiques vitraux ; mais Saint-Pierre avait de vieux saints que les visiteurs venaient considérer avec curiosité. Aussi, dans chaque paroisse l’on prétendait posséder la plus belle église.
Les deux presbytères étaient de semblable grandeur, mais si l’un avait un splendide champs de pommiers, l’autre possédait un verger magnifique fort bien exposé et qui donnait dans les bonnes années une abondante production de légumes. A Saint-Pierre comme à Notre-Dame, les paroissiens étaient connus par leur proverbiale générosité et les curés ne manquaient ni de volaille, ni de cidre, ni de quartiers de lard quand était venu le moment de tuer le cochon.
Les deux curés n’allaient jamais l’un chez l’autre mais se parlaient à travers la haie qui séparait les deux presbytères. A quoi bon se rencontrer puisque toute conversation se terminait en dispute. Aussi bien pour les semailles que pour la récolte des pommes et la fabrication du cidre, chacun avait des idées opposées. Sur les questions religieuses où la liberté était de mise, chacun proposait avec énergie une opinion différente de celle de son frère. Dans les réunions de confrères, leur opposition se manifestait pour la joie de tous et le petit curé de La Haye-d’Ectot avait l’art subtil de les amener à se contredire vigoureusement. La maladie arrangeait tout. L’un avait-il besoin de l’autre que la concorde revenait et les unissait dans une fraternelle affection.
Un paroissien avait appris que, dès leur enfance, leur esprit de contradiction était proverbial dans la famille et l’on était étonné que l’évêché ne l’eût pas appris, ce qui eut évité un rapprochement qui ne paraissait à personne excellent.
La servante du rouge s’appelait Armandine, et celle du noir Marguerite. La première était mince, fine, subtile dans ses propos, et cachait sous ses apparences candides une assez vilaine perfidie.
Marguerite, grosse et rustaude, était brutale et violente, et disait sans f ard ce qu’elle croyait le meilleur et le vrai. Elle était d’ailleurs profondément bonne et n’avait de plus grand bonheur que de rendre service.
Armandine savait comment l’exciter et la mettait hors d’elle par des propos d’apparence anodins mais en leur fond pleins de fiel. Elle attirait avec un air candide les discussions et répétait ce qu’elle savait être l’origine de fraternelles querelles. Quoique d’idées opposées à leurs curés, bien qu’elles eussent entre elles assez de sujets de contradiction, elles n’hésitaient pas à monter en épingle les propos de leurs pasteurs et les répétaient sans redouter les disputes possibles qui mettaient d’ailleurs Armandine dans un état de douce jubilation.
Les jours passaient dans une atmosphère tendue, parfois pénible, et l’on apprenait dans le pays que les deux frères, le rouge et le noir, s’étaient parfois, à travers la haie, chamaillés assez vigoureusement. L’on n’y voyait pas dans ce pays de sapience, ni manque grave de charité ni sujet de scandale, mais une simple différence de caractère. L’on n’était pas fâché de constater qu’une barrière séparait ainsi les deux paroisses et justifiait la présence des deux églises.
Armandine fut la cause, et personne ne l’a jamais su, que les « Moitiers d’Allonne » eurent un unique curé.
Un jour, que les deux servantes revenaient du marché de Barneville, tandis que Marguerite faisait valoir les qualités de son maître, si calme et d’un aspect bien digne d’un monsieur prêtre, insinuant que le curé de Saint-Pierre, était un brouillon sans ordre et sans mesure, Armandine défendait son maître de Saint-Pierre farouchement. « Votre curé, rétorqua-t-elle, ne sait pas parler. Il dit un mot toutes les heures. Encore faut-il les extraire avec un débouchoir. »
Marguerite rougit devant tant d’insolence. « Vous pouvez parler de mon maître. Au moins, il sait ce qu’il veut dire. Le vôtre, ce n’est qu’un bredouillot, un bredouillot. Tout cela, c’est bien vrai, puisque c’est son frère qui le dit toujours ».
Armandine répéta le propos au curé de Saint-Pierre. Il fut ulcéré en pensant qu’il avait été ainsi injurié. L’insulte le décida à prendre une grave résolution ; il demanda à l’évêque son changement.
Pour rétablir une paix fraternelle, brisée par un rapprochement malencontreux, l’administration confia une belle paroisse du doyenné de Bricquebec au curé de Saint-Pierre, tandis qu’elle envoya celui de Notre-Dame près du Mont-Saint-Michel dans le bas du département.
Ainsi finit le désaccord de deux frères qui n’étaient pas des frères ennemis mais que le lien du sang n’avait pas uni très fortement, ce que l’on constate, hélas ! dans de très nombreuses familles.

Jean BARNEVILLE
"Feux sur la Falaise"

Bllaunche mé et neir Jérri, y a d’ l’iâo à pllens pannyis.

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