Pilleurs d'épaves

Il y a bien longtemps, le village d’Hatainville, de la commune des Moitiers d’Allonne, passait pour un véritable repaire de pilleurs d’épaves. Sa situation, à proximité des courants du passage de la déroute, des falaises de Carteret et des sables mouvants d’une plage rarement visitée, son isolement loin de toute agglomération, lui donnait un caractère particulier.
Un trafic particulièrement important entre Cherbourg, Granville et les ports de Bretagne donnait à la côte, par un incessant va et vient de vapeurs et de voiliers, une animation de tous les jours. La route de mer était dangereuse, mais économique et pour cela préférée par les armateurs et les négociants.
Dans le village vivait une population de pêcheurs hardis et farouches, toujours en éveil, sans cesse à l’affût pour dépister les douaniers et employés du gouvernement, chargés d’assurer pour l’Etat, le droit d’épaves.
La nuit surtout, par les ciels étoilés ou éclairés de lumière lunaire, des guetteurs scrutaient la mer. Les tempêtes étaient attendues avec impatience et les vents terribles du large étaient salués avec enthousiasme.
La mer apportait des débris de toutes natures, barils de rhum, matériaux de construction, conserves alimentaires, épices rares soigneusement emballées.
Dans des cachettes mystérieusement installées, toutes les trouvailles étaient placées, gardées et dérobées aux yeux des étrangers et des contrôleurs officiels.
Pendant les nuits obscures, prétendait-on dans la région, certains habitants seraient même allés jusqu’à faire le guet, munis de lanterne, pour attirer sur les rochers, des pilotes à la dérive, ainsi trompés par l’illusion d’un havre très prochain.
Parfois de Cherbourg descendaient des équipes de douaniers habitués des falaises de Jobourg et des rochers d’Auderville et de la côte ; toutes les demeures étaient minutieusement fouillées, les origines des produits exigées et, plus d’une fois, l’on vit partir du village des habitants, les mains serrées dans des menottes, pour la prison où le séjour durait plus ou moins longtemps suivant l’importance de la condamnation. Dans le pays, l’on redoutait ces gens de la côte passant dans les villages pour vendre des marchandises en excès. On les considérait un peu comme les baladins dont on se méfiait et leur venue causait à la fois curiosité et inquiétude.
Ils se mariaient entre eux et rarement femme étrangère était admise dans le village. Les enfants étaient pour la plupart illettrés et le curé des Moitiers d’Allonne était obligé à beaucoup de concessions pour les admettre à la première communion. Blonds aux yeux bleus, grands vigoureux, tous avaient conservé très pur le type normand primitif. Les femmes étaient élancées, minces, rarement fortes et plantureuses comme leurs compatriotes du voisinage. La plupart d’entre eux donnaient l’impression d’âpreté et d’énergie avec des nez busqués, des pommettes saillants et colorées. Les ivrognes étaient nombreux, satisfaisant leur passion grâce aux ressources des naufragés, mais aussi par l’achat de barils d’eau-de-vie de cidre chez les cultivateurs de la région. Ils élevaient facilement dans les dunes de nombreuses brebis à la chair fine et délicate et certains cultivaient, à l’entour du village, quelques pièces de terre. Les caractères étaient violents, les jalousies à fleur de cœur, comme dans tous les milieux clos, et la moralité souvent bien basse. Plus d’une fois, des colères soudaines avaient engendré des drames.
Parmi les habitants d’Hatainville, vivait un garçon de trente ans, appelé par tous, le boiteux. Il était grand et roux. Sa réputation d’habileté était partout reconnue. Adroit malgré son infirmité, il l’emportait sur tous, quand il s’agissait, malgré la vigilance des douaniers, d’explorer les rochers de Carteret et souvent il excitait l’envie par ses trouvailles.
Concentré, peu loquace, vivant avec sa vieille mère, veuve depuis de longues années, il n’avait jamais désiré se marier, et paraissait fort peu aux jeunes filles nubiles du pays.
Sa passion, c’était d’une part son métier dangereux, d’autre part, un amour très vif des boissons fortes. Sa mère indulgente passait sur toutes ses faiblesses et le soignait aux jours fréquents où l’ivrognerie causait à sa santé des dégâts parfois très douloureux.
On se méfiait de lui dans le village car il n’était pas franc, se dérobant aux partages légitimes et prévus.
A cette époque vivait dans le village d’Hatainville, une jeune fille singulièrement différente de ses compagnes. Petite, mince, très brune, un peu frêle, elle avait un visage gracieusement modelé ; son nez droit et délicat dominait des lèvres fines et fières. De beaux yeux, très noirs, très vivants, illuminaient une figure charmante.
Ses parents étaient du type de leurs voisins. Ainsi, s’était-on posé des questions sur l’origine de l’enfant. Tous les gars blonds et robustes d’Hatainville l’admiraient et ses compagnes en étaient jalouses. Vers l’âge de dix-huit ans, elle fit son choix, elle donna sa préférence à un camarade d’enfance, d’aspect banal, mais garçon gai, courageux, plein d’entrain pour les expéditions les plus dangereuses. Tous ses camarades l’enviaient, tant chacun admirait la jeune fille, appelée par tous, un peu par dérision car elle était coquette et facilement dédaigneuse, un peu par égard pour sa grâce exquise et son évidente beauté : « La Princesse ».
Son temps, passé dans la marine, fini, son prétendant était revenu au village et avait repris son métier de pêcheur, mais surtout de pilleur d’épaves : Parfois la nostalgie des villes le prenait et le rendait songeur.
Il trouvait le village indigne de garder sa fiancée et eut voulu pour elle, une vie comme celle des dames de Cherbourg et des toilettes capables de mettre en valeur toute sa beauté. Très éprise, la « princesse » lui avait dit : « Je te suivrai partout où tu m’emmèneras ». Lors de leurs promenades dans les dunes, ils envisageaient l’avenir et le rêvaient plein d’agréments chimériques.
Le prétendant faisait à son amie des descriptions des sites visités au cours de ses voyages où la vie était plus calme, plus heureuse, il était prêt, pour elle, s’il ne trouvait pas un métier lucratif, à prendre un engagement dans la marine. Elle vivrait de sa solde dans une maison aux environs de Cherbourg, faisant son ménage etélevant ses enfants. Il ne le disait pas, mais les regards jaloux de certains camarades lui faisaient peur, et il eût voulu s’en aller au loin pour la garder à jamais bien à lui.
Il en était un dont il ne s’était jamais méfié, son camarade le boiteux, laid, estropié ; il ne pouvait voir en lui un rival.
Un soir cependant il faillit se fâcher en voyant l’infirme voler un baiser dans le cou de sa fiancée. Comme le boiteux était alors un peu ivre, il préféra ne pas donner d’importance à ce geste furtif.
La mère de l’estropié devient inquiète en voyant son fils, différent avec elle, devenu insolent, méchant parfois, jamais content. Plus d’une fois elle lui avait dit : « Tu n’es plus le même, tu changes. Dis-moi. Dis-moi ce que tu as ». Le jeune homme n’avait jamais voulu lui répondre.
Avec le temps, il devenait de plus en plus taciturne, Il lui était arrivé de refuser, sous prétexte de maladie, de prendre ses heures de veille pendant les nuits où son tour exigeait sa présence. L’on commença à se méfier de lui, et chez ses camarades des bruits couraient fort malveillants.
Averti par sa mère, il dédaignait ses conseils et voulait n’agir qu’à son gré, seul, sans souci de l’intérêt général.
Un soir, l’on annonça un événement extraordinaire : après une tempête d’une violence rare, un voilier avait sombré dans les rochers de Carteret et de la falaise l’on voyait sa coque renversée, ses mâts en déroute. Personne n’avait échappé au naufrage. C’était une aubaine pour Hatainville, il fallait en profiter.
Le chef de bande donna ses ordres et confia au boiteux une mission particulièrement difficile.
Avec un camarade, par le sommet de la falaise, il descendrait dans les rochers et, de là, gagnerait le navire. Ils jetteraient alors par-dessus bord le plus de choses possible. Par le côté, on irait plus tard recueillir les épaves.
Le boiteux demanda pour l’aider le fiancé de la « princesse », il l’entoura alors amicalement, lui dit les paroles les plus flatteuses. La jeune fille fut mise au courant des projets, mais remarqua l’air singulier de l’infirme.
La nuit, elle demeura debout et, avant le départ, elle dit dans un dernier baiser à son prétendant fier d’une entreprise dangereuse : « J’ai peur ce soir, je t’en supplie, prends garde. »
Les deux hommes emportaient avec eux une très longue corde, de la hauteur de la falaise, très souple, très solide, et quelques outils.
La tempête, cause du naufrage, durait depuis plusieurs jours, la nuit était sans étoile et le vent soufflait violemment en rafales. Les douaniers étaient à l’affût, il fallait agir avec une prudence extrême.
Par les dunes, ils allèrent à travers des sentiers d’eux seuls connus, firent alors sur le sommet des falaises un grand tour pour déjouer toute surveillance, arrivèrent enfin au point fixé sans avoir rencontré personne.
Le boiteux indiqua la manœuvre. Son camarade se rendrait par les rochers dans la coque du voilier, lui ferait le guet, tant la corde pour l’escalade du retour. Le prétendant accepta sans hésitation. Se jetant dans l’abîme, suspendu à la corde tenue solidement par le boiteux, il gagna bientôt l’épave du navire. Eclairé par sa lanterne, il jeta par-dessus bord tous les objets intéressants, puis, allant de rocher en rocher, luttant contre le vent d’une extrême violence, il tira plusieurs fois l’extrémité de la corde. C’était le signal convenu. Il s’accrocha alors et de ses mains s’apprêta à regagner le bord de la falaise, il y était arrivé quand, tout à coup, dans la nuit, malgré le hurlement de la tempête, un cri retentit, angoissé, douloureux, puis plus rien. Le boiteux avait coupé la corde.
Le corps de son camarade tomba lourdement et s’écrasa dans les rochers.
L’on attendait impatiemment le retour des deux hommes. Dans la nuit noire, l’on n’apercevait qu’une lueur. Avec force détails, le boiteux annonça et expliqua l’accident. Son camarade, au moment d’arriver sur le bord de la falaise, avait fait un faux mouvement et était tombé dans les rochers. On n’avait jamais surpris de différends entre eux. Les exclamations et les larmes simulées du boiteux furent accueillies sans soupçon. L’on irait le lendemain cherchait son corps pour l’inhumer ensuite au cimetière des Moitiers d’Allonne.
Le boiteux voulut annoncer lui-même à la fiancée le terrible accident survenu à son prétendant. Ainsi déjouerait-il plus facilement toutes les mauvaises suppositions.
La jeune fille était restée debout toute la nuit, attendant le retour de la dangereuse expédition.
A l’orée du village, près de la plage, elle était venue malgré le vent, la pluie et la tempête, au-devant de celui qu’elle aimait passionnément. Jamais elle n’avait connu une angoisse pareille.
Sans raison, elle entrevoyait des nouvelles atroces. L’idée de mort voletait autour d’elle, la faisant frémir douloureusement. Le regard singulier du boiteux lui revenait en mémoire et le souvenir du baiser de l’ivrogne lui donnait une impression de dégoût.
Dans la nuit, elle entendit des pas, et aperçut quelques faibles lueurs ; d’ordinaire, elle eut tressaillit de joie ; et cette fois, un pressentiment tragique la hantait.
Elle alla au-devant des hommes, sans hâte :
- Auguste, s’écria-t-elle alors. Sa voix demeura sans écho. Le boiteux se détacha du groupe et s’approcha d’elle : « j’ai à te parler, lui dit-il ». On les laissa seuls tous les deux.
Il lui fit, presque en pleurant, le récit de l’accident : « Il était presque sur la falaise, il s’est appuyé sur le bord, la terre s’est éboulée et il est retombé sur les rochers ».
Son cœur ne l’avait pas trompée, la nouvelle atroce se présentait à elle dans toute sa nudité et son horreur.
Elle demeura silencieuse, puis soudain de ses bras en apparence frêles mais solides comme l’acier, elle prit le boiteux par les épaules. Malgré la nuit, il perçut l’éclat de ses yeux. « Boiteux, lui dit-elle alors, tu n’es qu’un assassin ».
Elle le laissa alors interdit, incapable de répondre et de se justifier.
Le lendemain eurent lieu les obsèques, auxquelles la jeune fille assista, revêtue de vêtement de deuil, froide, sans larmes, mais le visage pâle et bouleversé ; et le soir, celle qu’on appelait la princesse partit du village, et jamais depuis on n’eut de ses nouvelles à Hatainville.

Jean BARNEVILLE
"Feux sur la Falaise"

Grand diseu, p’tit faiseu.

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